reconnaître notre vulnérabilité

interview Fabrice MIDAL : "en refusant de laisser la moindre possibilité à nos ombres d’apparaître, nous souffrons bien plus que si nous prenions le risque de les regarder et de les considérer. N’ayons pas peur de notre vulnérabilité"

1. La place centrale de l’ordinaire est très étonnante dans le chemin que vous présentez, et cette nécessité d’un retour à un ancrage dans la quotidienneté surprend, pourquoi y insister autant ?

Le mot de « spiritualité » nous induit souvent en erreur parce qu’il tend à nous laisser croire qu’il s’agit de nous « élever » hors du monde matériel. La réponse spirituelle, en ce qu’elle prétend nous élever hors de l’immédiateté la plus concrète, nous déplace de notre véritable tâche.

Ceux qui souscrivent au discours spirituel se retrouvent piégés dans une forme de rêverie. Et ceux qui s’y opposent justifient leur engagement dans le fait que ce discours ne réponde à rien de réel. Il y a là un cercle vicieux propre à notre temps, qui fait que ceux qui critiquent la spiritualité sont fondés à le faire car elle est trop éthérée, et ceux qui, à l’opposé, critiquent le monde matérialiste sont d’autant plus autorisés à rêver que le matérialisme est violent.

La racine de la confusion vient de l’association faite entre la spiritualité et la transcendance. Cette compréhension est une catastrophe. La lecture de Nietzsche est ici d’autant plus nécessaire car elle nous désintoxique de cette entente courante de la « spiritualité » qui est un piège.

Au fond, l’Occident s’est tout entier crispé et cristallisé en coupant le monde en deux, en reniant l’ici-bas pour un au-delà. Telle est la critique que fait Nietzsche d’un certain visage du christianisme contre lequel il s’élève. Or, Rilke, qui n’a pourtant pas lu Nietzsche, fait le même constat. Il décrit la manière dont les religions nous séparent de l’ici-bas et, tout particulièrement, au moyen d’une certaine répression de la sexualité. Les religions opposent à tort la sensibilité, la sensualité, à une intelligence qui lui serait supérieure. Ces ordres distincts sont devenus pour la plupart de nos contemporains des évidences : il y a le sensible d’un côté, l’intelligible de l’autre ; le corps et l’esprit ; les sens et l’intelligence ; l’émotion et la raison. Cette partition nous déchire et nous trompe sur notre être propre.

C’est la conviction cruciale du bouddhisme et la raison de son importance pour l’Occident. C’est pour cela que je me suis tourné très tôt vers lui.
L’image la plus connue du Bouddha et qui symbolise son éveil, le représente en train de « prendre la terre à témoin ». C’est un moment important dans l’histoire de l’humanité : il y a deux mille cinq cent ans, un homme a ouvert une nouvelle voie spirituelle, non pas en montrant un nouveau dieu, mais en touchant la terre. Ce geste a été médité par les diverses traditions bouddhiques. Dans le Zen par exemple, elle se révèle par cette fameuse manière qu’ont les maîtres de ne jamais répondre aux questions. Un disciple demande ainsi : « Qu’est-ce que le Zen ? Maître je vous prie de m’enseigne! r la Voie » et le maître lui répond : « Va laver ton bol. » Il ne répond pas à la question, mais déplace l’esprit du disciple pour le ramener à quelque chose de très concret.

Or, cette attitude cruciale, ce refus de la spiritualité éthérée, rejoint l’engagement de Nietzsche, de Rilke ou de Cézanne. Le mouvement que nous avons à faire n’est pas de nous élever mais de changer notre regard de telle manière que nous laissions la réalité apparaître et que puisse s’ouvrir ainsi un inconnu, ou un « invisible » pour reprendre le mot de Rilke. Lorsque vous mangez un fruit par exemple, la sensation du fruit n’est pas nécessairement un plaisir charnel ou animal. Vous pouvez aussi entrer dans l’infini de la sensation, dans son invisible. C’est ce que nous apprend la poésie. Il y a autant de ciel dans un fruit que dans un mythe. S’il y a un chemin pour l’homme, il ne consiste pas à mépriser son quotidien, à surmonter son corps, à laisser tomber le souffle! , mais à les habiter de manière authentique et vive. Le Ciel et la Terre ne s’opposent pas, mais sont en dialogue constant.

Le bouddhisme n’est donc pas qu’une tradition orientale qui nous serait étrangère. Depuis des auteurs comme Rilke et Nietzsche, son lit est fait en Occident. Le bouddhisme n’est pas terrorisé devant l’absence de points de repère, il y voit même la seule manière d’être authentique. Selon lui, la catastrophe découle tout au contraire du besoin de points de repère auxquels nous nous cramponnons, et qui nous empêchent d’être en rapport avec l’ampleur du réel. Pour lui les idéologies sont des pièges mortifères. À travers ces notions très mal traduites d’impermanence ou d’interdépendance, le bouddhisme pointe la manière dont on veut solidifier la réalitéet qui conduit nécessairement à la souffrance. L’Occident s’est rendu compte qu’il y avait un problème et Nietzsche, mais aussi Kafka, Rimbaud, Proust et tant d’autres nous ont appris à le découvrir. Le bouddhisme n’a de sens que pour autant qu’il soit un médicament contre ce poison que nous avalons chaque jour.

 

2. Vous insistez sur la nécessité de se confronter au négatif, de ne pas éviter l’angoisse et la confusion. Mais alors quels sont les obstacles majeurs à l’établissement d’un authentique chemin ?

Au niveau le plus simple, si vous pensez qu’avoir des émotions est un obstacle, ou qu’être confus est un échec, alors il n’y a plus de chemin possible. Vous êtes toujours humilié par la vie qui devient un combat permanent.

En refusant de laisser la moindre possibilité à nos ombres d’apparaître, nous souffrons bien plus que si nous prenions le risque de les regarder et de les considérer. N’ayons pas peur de notre vulnérabilité. Pour ma part, si on me demandait ce qui, pour un être humain, fait qu'un chemin authentique s’ouvre à lui, je dirais que c'est d’abord d’avoir le courage d’affronter ses propres ombres, ses propres fantômes, ses propres angoisses.

Là est le cœur de la plus haute vérité spirituelle. Il ne s’agit pas de rêver sur la vie après la mort ou sur le mystère de l’énergie cosmique. Beaucoup de gens passent à côté de leur propre grandeur ou de leur propre chance parce qu'ils ne veulent pas se relier à ce qui est sombre en eux – or, seuls nos ombres nous éclairent. C’est très simple à comprendre : lorsqu’on aime quelqu'un profondément, ses défauts ou ses qualités deviennent en réalité la même chose, et forment un même visage. Ce sont juste deux manières de le regarder. L'un ne peut aller sans l'autre. Si on enlevait les défauts, les petites maladresses, et surtout la faille propre à chacun, on lui enlèverait par là même son être propre. Tout le monde a fait au moins une fois cette expérience, où est dépassée l'opposition entre ombre et lumière, qualités et défauts. On voit les choses plus amplement. Tel est l’amour. L’amour voit par-delà les oppositions convenues. Il sait de manière ample.

Si le mot « sérénité » a un sens, ce n'est pas celui d’une mise à l’abri définitive hors de toute confusion, mais de parvenir à la regarder de telle manière qu’il devient possible de travailler avec elle.

Rien n’est plus terrible que ces gens qui jouent à être des sages, à être lisses et rassurants. Ils font toujours semblant. Ils sont très dangereux.

 

3. Vous insistez dans votre livre sur le sens des crises qui peuvent secouer nos existences et sur la manière dont elles peuvent être salutaires. Vous évoquer notamment celles que vous avez traversées et qui vous ont conduit à prendre des décisions qui n’allaient pas de soi. Mais qu’est-ce qu’une crise ?

Il y a un moment dans sa vie où on a à traverser des crises. Quelque chose vient à vous et vous dit : « si tu continues dans cette direction tu vas te renier complètement. D'accord, cela semble plus sûr, mais tu vas te renier. »

On continue par devoir, par fidélité, mais aussi par une secrète lâcheté, tout en sachant bien, au fond de soi, que l’on est en train de se renier. La question centrale consiste à se demander non pas si je suis fidèle mais : à quoi le suis-je ? Qu'est-ce qui nous semble le plus important ? Cette question provoque souvent une crise et chaque être humain dans sa vie y est un jour ou l’autre confronté.

Ce type de moments cruciaux est survenu, pour ma part, lorsque je me suis rendu compte que mon engagement dans le bouddhisme commençait à devenir une nouvelle forme de discours, une façon de me mettre à l'abri. Il y avait le petit groupe des bouddhistes et puis les autres… Mais j’en parle en détail dans le livre pour ne pas avoir à y revenir ici.

Disons simplement que d'un seul coup, cela ne sonnait plus juste. Or ce qui m'a sauvé de cette impasse, c'est la poésie. Elle m’est venue en aide car c'est la seule parole qui ne promet aucun salut. L'absence de promesse est la seule chose qui peut nous sauver parce qu’elle nous fait entrer dans l'immensité du réel. Je donne cet exemple dans mon livre, lorsque, rentré chez moi après un enseignement donné par un maître tibétain, j’ai écouté une sonate de Schubert et en ait été ému jusqu’aux larmes. Il y avait quelque chose de beaucoup plus juste que les trois heures passées à écouter un discours connu d'avance, qui ne se risquait à rien — mais que l’on considère important parce qu’il est religieux, parce qu’il est donné par quelqu’un de reconnu, parce qu’! on est alors sous l’emprise des conventions.

La crise que j’ai traversée et que je décris dans le livre m’a été, même si je ne m’en suis évidemment rendu compte qu’après-coup, salutaire. Mais alors, ce fut un déchirement intense. J’ai du beaucoup abandonner.

 

4. Pourquoi la poésie est-elle pour vous ce qui ouvre un chemin ?

L'écriture du livre fut une aventure et j’espère qu’elle en sera une aussi pour le lecteur. Au lieu d’établir un kit qu’on troque pour un autre aussitôt achevé sa lecture, j’ai voulu rendre plus poignant le sens du chemin et ouvrir les portes là où l’on avait oublié qu’il en existait. Je ne suis pas un gourou. C'est à chacun de réinventer sa vie. C'est là, je crois, la grandeur de la modernité que nous n’avons pas su écouter. L'histoire tragique et abominable du XXe siècle témoigne de ce paradoxe : la boucherie de la Première Guerre Mondiale fut le meurtre de la maison des Atrides, entraînant à sa suite le communisme-stalinisme, la Shoah, Hiroshima. Dans cette impossibilité de soutenir le mouvement ouvert par la modernité, quelque chose du destin de l'Occident s’est joué pour le pire. C’est comme si nous n'avions pas pu être à l'écoute de ce qu'on dit les poètes. L'écrasement de la poésie participe du même mouvement que ces catastrophes dont j'ai parlées. Les poètes sont les seuls porteurs d'une parole qui libère. Ce ne sont pas les religieux mais les poètes qui sauvent, parce qu'ils ont fait l'expérience du péril ouvert, et que personne d’autre qu’eux n’est prêt à le faire. Très singulière époque en ce sens.

Fabrice Midal